L’intimité

L’intimité

L’intimité 1540 1138 Sophie Pialet

D’abord il y a les mots, avec cette façon de s’écrire particulière, de parler de l’important, d’éviter les banalités, presque pas de « bonjour » ou de « comment ça va ? ».

Ils se connaissent assez pour aller à l’essentiel. Les années ont passé depuis qu’ils se sont rencontrés, mal aimés, jamais perdus de vue et jamais réellement retrouvés. Ils ont chacun vécu d’autres histoires sans jamais vraiment quitter la leur, en gardant une place pour l’autre. Ce n’est pas un couple. Ils se le disent, le répètent.
Ils évitent les expressions de tendresse. Ils multiplient juste les signes de leur présence l’un à l’autre.

Comme recevoir une photo de là où il est et essayer de le deviner. C’est une image pour le souvenir, une chanson pour les paroles et beaucoup de phrases qui n’ont pas le même sens pour eux que pour les autres. Il y met une envie passagère, elle y met une intention immédiate. Aucun d’eux ne peut prétendre être le seul destinataire de ces moments de vie, partagés dans l’enthousiasme de l’instant. Cela n’atténue en rien pour lui le plaisir de la lire mais pour elle aujourd’hui cela le restreint. 

Ses messages ont tous laissé des traces sur elle. Elle ne les a pas oubliés même s’ils ont perdu de leur sens sortis de l’instant. Certains furent des coups de poignards, d’autres des caresses déguisées. Il lui a fallu se remettre des premiers et comprendre les seconds. Après chaque coup de poignard reconstruire ce lien qu’ils ont cru brisé.
Ils n’arrivent toujours pas à comprendre ce qui le fait perdurer, mais c’est là. Alors ils sont là aussi, ensemble mais pas complètement. Le fond sans la forme, l’amitié particulière, l’histoire qu’ils n’arrivent pas à terminer.

Ensuite il y a ce qui circule entre eux quand ils se voient. Dans leur façon de bouger dans la pièce, quand ils n’arrivent qu’à se croiser maladroitement.
Ils se gênent, debout, à force de s’éviter, pour ne pas se toucher, pour ne pas risquer l’envie. A nouveau. Jusqu’à ce qu’ils se posent l’un en face de l’autre. A bonne distance. Enfin immobiles.
Alors seulement ils peuvent se regarder. Elle l’écoute souvent longtemps sans parler. Elle est au théâtre : elle écoute le texte, observe l’artiste. Cela lui suffit, et elle imagine que lui aussi. Il n’écoute jamais aussi bien qu’il ne parle.

La complicité est dans le silence qui suit ces instants de quasi monologue. Quand il le fait cesser parce que sa façon de le regarder le gêne autant que son mutisme.  Il y a là le rappel du premier jour, cette chose qui n’a pas changé et qui semble le surprendre encore. Elle peut le faire taire d’un regard ou d’un geste, et il n’arrive pas plus à lui faire baisser les yeux qu’à la faire parler de ce qu’elle veut taire. Il lui demande souvent : « Pourquoi es-tu encore là ? Toujours là, malgré tout ». Elle ne répond pas, lui retourne la question et il répond : « Parce que tu reviens à chaque fois ». Voilà, aucun des deux n’avouera à l’autre ou à lui-même. Reconnaitre c’est plonger, c’est prendre le risque du déséquilibre.

Il y a ensuite cette tendresse dont il semble dépourvu, et qui se montre quand elle ne l’attend pas. C’est un geste qu’il fait malgré lui, prendre sa main ou toucher son bras. Par habitude ou par soudain besoin. Elle ne le sait pas, elle prend. Il ne caresse pas, il saisit, et seulement ensuite laisse cette chaleur douce s’installer, il l’autorise à exister entre eux. C’est une autre façon d’être en contact, il n’y a qu’à ce moment que la montagne de glace semble fondre un peu.

Puis il reprend ses distances : plus ce serait trop. C’est son grand principe, sa règle absolue.  Jamais « trop ».
Comme ce qu’ils s’empêchent de vivre. Pour lui, ce serait trop d’intimité, trop de possibilités, trop de temps à deux. Il ne laissera pas le désir prendre la place, les emporter ; cette vague-là lui est trop connue, elle ne dure que le temps de les submerger.
Parce que chez lui la vague laisse des traces, le prend dans son courant et l’entraine là où il ne veut pas aller. Cela lui fait perdre le contrôle un instant. Puis lorsque la vague est passée, il la fuit, elle, comme la plage, la mer, la prochaine vague.

Plus ce serait autre chose, ce serait se laisser aller à ce truc interdit.
C’est comme pour le reste : il ne faut pas « trop » se voir, parler, partager. Il ne faut pas trop exprimer, avoir toujours l’air de ne rien ressentir pour ne pas « trop » se mettre en danger, ou risquer de blesser (ou être blessé).
Il faut toujours contrôler.  Trop de plaisir pendant, trop de questions après, trop de réponses qui impliqueraient des décisions.

Elle sait. Elle ne le comprend pas mais elle le connait.

Pour elle ce n’est jamais assez parce que le « trop » n’existe pas. Il ne leur a jamais laissé essayer. Il n’y a que le « pas assez ». Elle n’a pas les mêmes peurs, elle a les siennes et elles ne s’apaisent que lors de leur rendez-vous. Elle apprend à se contenter, à gouter le moment, à savourer un geste, à peine une caresse et accepter le cadeau de ce partage. Elle se sent mieux là qu’ailleurs.
Chez elle au contraire la vague qu’il craint ne fait que passer, sans jamais l’emporter loin, ne fait que l’effleurer. Ce n’est pas le plaisir qui laisse son empreinte, aussi grand soit-il, c’est l’intimité.

Ce soir encore ils ont trouvé leur équilibre, cette douceur d’être ensemble. Le diner, le vin, les rires et la discussion qui dure encore, parce qu’il la fait rire et parce qu’il la trouve plus jolie quand elle sourit. Un film, une musique, le temps passe et il est soudain tard. Elle va rester dormir. Ils ne l’ont pas fait souvent. Quand ils étaient amants la nuit n’était pas pour eux. Ce sont les couples qui dorment ensemble. Ou les amis. Ils sont amis ce soir. Elle va rester dormir.

Allongée près de lui, elle essaye d’être immobile. Il la sent agitée, éveillée quand lui s’endort. Alors il la prend dans ses bras, pensant l’apaiser, lui permettre de trouver le sommeil. Mais c’est le contraire qui se produit.
Comment pourrait-il comprendre ce qui se passe pour elle à ce moment-là ? Combien d’hommes et de lits a-t-elle abandonné au milieu de la nuit pour ne pas vivre ça ?

Avec lui elle reste, elle essaye, elle aimerait pouvoir dormir avec sa main dans la sienne, ou son bras sur sa jambe. Elle se dit que d’autres le font, que ce n’est pas si grave.
Il n’y a pas d’intention dans ce contact physique anodin pour lui, se répète-t-elle.

Elle voudrait caresser ce bras, l’embrasser, le presser contre elle, mais pas s’y blottir pour dormir. Il n’y a pas pour elle plus grande forme de tendresse que de s’abandonner au sommeil avec quelqu’un et cet abandon-là ne lui est pas permis.
Elle sait qu’elle sortira de cette nuit exsangue de lutte contre elle-même, de ce refus de capituler, de reconnaitre la douceur qu’elle trouve à le sentir là.

Elle pense qu’il n’est pas besoin d’aimer quelqu’un pour faire l’amour, mais qu’elle ne peut partager le sommeil d’un homme dont elle se sait mal aimée.
Elle peut faire les gestes de l’amour physique sans rien donner à l’autre que son corps comme il lui donne le sien, un moment. Rien ne la retient à lui dans ces étreintes, contrairement à ce qu’il voit comme une forme de renoncement, de reconnaissance d’un sentiment.

Mais comment pourrait-elle dormir, se réveiller demain matin, dans ces bras-là et ne pas espérer que cela se reproduise ? Comment ne pas attendre une autre nuit si elle passe celle-là ?
Accepter de fermer les yeux ce serait lui donner le plus grand pouvoir sur elle, cette exclusivité qu’elle lui refuse pour se protéger, pour rester à égalité.
Alors elle ne dort pas, mais elle ne part pas non plus, comme elle l’aurait fait pour un autre.
Quand il resserre son étreinte dans le noir, quand il la cherche quand elle s’éloigne, elle ne peut s’empêcher de ressentir un vertige devant cette tendresse impulsive.

La fatigue aidant, elle se prend à croire qu’il a conscience de sa présence, qu’il la souhaite peut-être. Plusieurs fois dans la nuit il la sent partir à l’autre bout du lit, fuir l’étreinte, alors dans un demi sommeil il dit : « où vas-tu ? ». Il n’attend pas sa réponse, il est tranquille, il s’est rendormi.

Si elle cherche à blottir sa tête dans son épaule c’est pour sa chaleur, pour sentir sa peau contre la sienne, pour guetter le désir, pour se retrouver sur un terrain connu, celui des corps animés l’un par l’autre. Le sommeil c’est le contraire, c’est perdre tout contrôle, c’est accepter l’abandon. Ce serait une preuve d’amour silencieuse.

Quand elle vit cette intimité-là, elle ne peut pas la vivre ailleurs, ou alors dans très longtemps, quand la leur aura cessée d’être et de laisser ses traces. Quand elle aura tout gâché avec sa peur de le perdre et lui avec celle de ne jamais se trouver.
Sans le vouloir il la retient à lui.

Il n’y a pas plus enivrant et effrayant que de sentir cet homme qui la touche sans la désirer, qui l’enlace pour la rassurer, dans une torpeur où tout jeu a cessé. Qui est capable de cette douceur sans amour ? Pas elle.

Le seul moyen de ne pas tomber dans ce piège est simple : se rappeler qu’elle n’est pas la seule pour lui. Ressasser les phrases qui font mal : il y a d’autres femmes et cette intimité n’est pas signifiante pour lui. Il ne s’en défendrait pas, ne comprendrait pas si elle lui expliquait. 
Elle va ainsi s’empêcher de croire, de s’attacher, d’imaginer. Puisqu’elle n’est pas unique, elle ne lui donnera pas ses nuits.

 


Au petit matin, contre toute attente, elle s’est endormie. Depuis quelques minutes seulement sa respiration se fait plus profonde. Il la sent enfin apaisée contre lui et la rejoint dans le sommeil.
Cela ne durera qu’un instant, il se réveilleront bientôt, ensemble, malgré tout.

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