Un homme est passé

Un homme est passé

Un homme est passé 750 725 Sophie Pialet

Je me souviens de la chaleur des rues parisiennes ce lundi de juillet. Nous avions rendez vous à l’heure du déjeuner et je n’avais pas envie d’y aller.
Je me souviens de la robe légère qui pourtant me collait à la peau, du semblant d’assurance que j’essayai d’afficher quand, du coin de la rue, j’aperçus le profil de l’homme assis seul à la terrasse d’un restaurant désert et qui ne pouvait être que celui qui m’attendait. J’ai regardé un instant patienter celui pour qui je n’osais bouger.

Plus moyen de reculer, j’accélérai le pas pour rapidement m’asseoir à sa table. Je lui fis face, il se mit à parler, et immédiatement tout ce qui se passait autour de nous disparut. Il prit instantanément toute la place.
C’était un personnage, un roman à lui tout seul. Je l’écoutais, je le regardais et je pensais déjà à écrire sur lui. Il aurait fait un héros de livre épique, non pas admirable, mais captivant. Je n’avais rien à inventer, il n’y avait qu’à me poser là et un récit se déroulait sous mes yeux.

J’aurais voulu prendre des notes mais au-delà de la biographie singulière que j’entendais, c’est la personnalité qui se déployait devant moi qui me fascinait. C’était le charisme sans la séduction trop affichée, volubile mais pas bavard pour autant, un regard qui trahit la vitesse de sa pensée, une intelligence acérée se lit dans ses yeux,  sans qu’on puisse définir immédiatement si elle serait bienveillante ou utilisée contre vous.

Je n’aurais pas su dire sur l’instant s’il était beau ou non, mais rien en lui n’était ordinaire. De sa voix, un peu nasale mais profonde, à ses yeux tantôt cachés derrière des lunettes, tantôt révélant un bleu un peu pâle que démentait l’intensité de ce regard qu’il gardait toujours à hauteur du mien.
Il portait une veste malgré la chaleur et ce lin clair lui allait bien. Je ne l’avais pas encore vu debout mais je le devinais grand. Sa carrure était plus rassurante qu’imposante, de larges épaules, de longues mains. Il portait une barbe poivre et sel qu’on devinait soignée.
J’étais spectatrice et lui jouait son rôle.

Il parla sans cesse mais je l’interrogeai pour qu’il parle encore. J’étais autant intriguée que j’évitai le moment où il me questionnerait à son tour. Qu’aurais-je bien à dire qui soit à la hauteur de son intérêt ? Le « sois belle et tais-toi » restait la meilleure option, et me laissait le temps de l’observation. Le séduire me semblait impossible et je n’en avais pas envie. Le personnage flamboyant bien qu’intimidant qui me faisait face manquait de douceur, de chaleur, et surtout de failles.
Il adaptait son discours d’une minute à l’autre, en guettant la réaction de l’interlocuteur pour capter un peu mieux son attention. Il jugeait en une seconde de son effet et modifiait son regard, le débit de ses mots, pour vous captiver si c’était son but. On voyait aussi qu’il ne savait pas feindre l’intérêt, vous lui plaisiez ou non. S’il n’a rien à obtenir de vous, il va se taire, sinon il ne vous laissera quasiment pas la parole.
Il sait que ce n’est pas son visage qui séduit, c’est le feu contenu qui irradie dans tout ce qu’il fait,  ce qu’il dit, qui vous attire et vous consume.

J’étais mal à l’aise, parlais trop vite, j’essayais de ne pas gigoter mais je grignotais du pain nerveusement, il voyait tout, relevait tout. En faire le moins possible me semblait la seule attitude possible. J’étais déjà prise dans une tornade qui allait m’emmener loin. Je ne voulais pas le séduire a priori, j’étais juste curieuse, mais devant un personnage pareil, je fus prise dans l’énergie qu’il dégageait et pour y rester il fallait lui plaire, il voulait que je lui plaise.

Il se mit à m’interroger sur les sujets qui l’intéressaient, il choisissait les thèmes les plus éloignés de lui pour me donner une chance de briller dans mes domaines, comme lui dans les siens. Je ne brillais pas, je me trouvais éteinte face à cette comète d’homme. J’ai pensé un instant : on n’attrape pas un homme pareil, c’est lui qui vous prend puis vous lâche. C’est un fauve qui fascine mais qu’il faut garder à distance.

Il semblait s’écouter parler et au moment où j’imaginai que certains auraient pu s’agacer de ce qui aurait pu passer pour de l’arrogance, il changea de sujet, devint personnel et me confia des blessures intimes. Je vis la tentative de montrer un homme sensible et pas seulement fort et brillant. Seule faille dans cette technique : les émotions ne suivaient pas le discours. Cela ne voulait pas dire qu’il mentait, plus tard je pus découvrir que ce n’était pas le cas, en revanche il n’avait pas la sensibilité qu’il essayait de montrer.
Tout chez lui était démesuré : sa carrière, son histoire familiale, ses envies, ses projets, les femmes de sa vie. Je n’ai jamais su si son éloquence était innée ou travaillée mais elle m’a emportée. J’ai tout cru, sans l’ombre d’un doute.  Tout était vrai, même ce qu’il ressentait : rien. Aucune émotion.

Au beau milieu de son monologue, vers la fin du repas, il se tut, comme pour reprendre sa respiration et dit : « Excuse moi, mais tu as eu une façon de me regarder qui…. non rien…. » et il reprit le cours de sa phrase.
Voilà, ce fut aussi simple que ça, j’étais passée d’invisible à visible, en un silence. Le plus incroyable étant que, son intérêt fut vrai ou feint, cela n’avait pas d’importance. Penser que je puisse le faire taire d’une seconde par un regard était devenu un stimulant puissant.
C’est à ce moment que naquit une soif qui ne me quitterait plus : provoquer ce silence-là.

Il fallut tout de même partir du restaurant, mettre fin à la première rencontre, oser se demander si chacun avait envie de se revoir sans l’énoncer. Sûre de rien, ni de mon envie ni de la sienne, il ne me laissa pas le temps de me poser la question. Nous avions 200 mètres à parcourir entre le restaurant et le lieu où il m’accompagnait, et il ne lui en fallut que 50 pour me proposer de le rejoindre trois jours plus tard à l’autre bout de la France où il se rendait,  pour y passer 24 heures ensemble, sans attendre plusieurs semaines car les vacances s’annonçaient, chacun très loin de l’autre. Il ne proposa pas réellement : il expliqua ce qui allait se passer, sans laisser véritablement de place au questionnement. Il donnait toutes les réponses pratiques à une question qui n’était pas prosaïque, le souhaitais-je ? Pas de place en lui pour le doute. Puisque lui n’en avait pas, je ne pouvais pas en avoir, et il avait raison. Son seul enthousiasme suffisait à me voir déjà en train de le rejoindre.

Arrivés à destination de ce début d’après-midi, avant de nous quitter il réitéra sa proposition, l’assortit des politesses attendues : « réfléchis et dis-moi », « je ne te force à rien bien sûr ».  Il ne forçait pas, il donnait envie, c’était bien plus malin de sa part, il racontait déjà l’histoire. J’acquiesçai sans répondre, je fis ce qu’un homme attend d’une femme dans ces situations : j’ai joué du silence et je me suis approchée pour lui dire au revoir.
J’ai ainsi réalisé, tandis que sa joue se tendait vers la mienne, que j’envisageais de passer une journée et une nuit avec cet inconnu, sans l’avoir jamais touché.
Sentir à cet instant sa joue contre la mienne, essayer de retenir son parfum, tout cela ne suffirait pas à m’engager dans une décision, à la fois légère et chargée de conséquences.

Je devais savoir. Et là, dans la rue, à moitié sur le trottoir, au moment où son visage allait s’éloigner du mien, une seconde avant qu’il ne parte, je l’ai embrassé. Il n’a pas pu cacher sa surprise et j’ai cru un instant qu’il ne me rendrait pas mon baiser. Alors je n’aurais pas pu prendre la décision. Un doute serait resté qui m’aurait fait renoncer. Mais il me rendit ce baiser, avec une assurance à peine ébranlée, et ce que je ressentis me suffit pour savoir, le reste ne fut qu’artifice.

3 jours d’échanges ininterrompus pour pallier la distance, de questions-réponses, de photos des paysages qu’il croisait, des musiques qui accompagnaient les kilomètres parcourus, les moments au téléphone pour se familiariser avec la voix, avec les expressions, pour oublier que j’allais prendre un train vers un inconnu. Ne pas écouter l’entourage qui dit : « c’est dangereux ». S’en tenir à « j’ai envie » puis prendre un sac et monter dans ce train, un jeudi après-midi. Je me souviens avoir photographié la façade de la gare du départ, lui avoir envoyé l’image sans commentaires comme pour dire : « ça y est, j’y suis, j’arrive ». Il répondit «  A la réflexion, tu as raison : tu es dingue. Bon voyage »

Cette légère peur au ventre, qui grandit quand le train s’approcha de la destination, toujours ses messages pour alléger l’appréhension, pas encore un picotement agréable et puis le quai de la gare et lui debout là, qui ne sourit pas mais m’ouvre les bras. Je ne sais pas s’il est content de me voir, il est là, en avance, et cela même doit suffire. Il ne séduit pas, il agit.

Quel homme achète une machine à expresso pour une femme  inconnue qui ne reviendra peut-être jamais, juste par ce qu’elle prend du café au petit déjeuner ?

Un peu curieux de moi mais plus impatient de me faire partager  son monde que de connaître le mien, il avait choisi de me faire venir ici, sur son territoire.

Il m’a pris par la main pendant deux journées, hors du temps. J’ai découvert les paysages à travers ses yeux, suivi des chemins au rythme de son pas, écouté des dizaines d’histoires de sa vie,  des centaines de chansons qui l’accompagnent dans ses tours du monde et je n’ai pu que le suivre timidement, fascinée et attentive au moindre de ses gestes.  J’ai vu sa folie, cru reconnaître la mienne et entrevu la démesure que j’avais souvent cherchée chez les hommes sans la trouver.

La première soirée fut la nôtre, des heures à parler, une nuit à se découvrir. Avec cet homme-là il fallait que chaque minute compte. Il donnait le rythme pour tout contrôler.
Je voulais changer la cadence et pour cela fis chaque premier pas vers une intimité qu’il ne semblait pas impatient de partager. Je m’approchai de lui au milieu d’une phrase,  trop près pour qu’il puisse continuer de parler, surpris de mon audace sans doute, il se tut et me laissa décider de la prochaine minute, puis de la suivante.

Je caressai une carapace, l’armure ne se fendit pas. Il resta inaccessible jusque dans sa tendresse. Ce que j’avais pressenti dans ce baiser sur un trottoir parisien se confirma, le beau personnage troublait sans en avoir aucune intention, habile jusque dans sa façon de ne pas accorder d’importance au plaisir qu’il donne. Tout comme sa seule présence remplit une pièce, ses mains juste posées sur moi pouvaient tout faire basculer.

La deuxième soirée je dus le partager, c’était convenu, dans un événement mi-professionnel, mi-mondain. Je le vis évoluer au milieu de personnes qui le connaissaient, pas tout-à-fait des amis et pas seulement des employés, un mélange de travail et de plaisir que je compris mal.
Je pris de la distance pendant qu’il parlait à tous et à chacun, je ne trouvai pas ma place pourtant il ne me perdait pas du regard. Je voyais les femmes qui minaudaient autour de lui, semblaient le connaître ou l’avoir connu. Je compris alors que l’attraction ne touchait pas que moi, qu’elles étaient toutes comme des papillons prises dans la même lumière et j’eus peur.

Je fis semblant de ne pas voir qu’il entretenait l’intérêt que ces femmes lui portaient. Il envoyait des messages devant moi, pour fixer un rendez vous le lendemain, après mon départ, à une femme ou à une autre. Qui étais-je pour dire quelque chose ? Il croisait des gens à qui il me présentait en disant : «  ma compagne ». La première fois, je faillis relever, étranglée de son aplomb autant que du mot que je trouvais laid : la compagne, celle qui suit, celle avec qui on partage alors qu’il était déjà si clair qu’il ouvrait aussi facilement son monde qu’il fuyait le mien.
Je n’étais pas non plus assez jeune ou jolie pour passer pour un trophée à son bras, alors que faisais-je là ?

J’eus un moment de panique, un peu à l’écart, j’appelai ma « base », l’amie de toujours à Paris, je respirai mal au téléphone, je ne prononçai que quelques mots, elle sentit la peur et je la laissais parler, trouver les mots pour me rassurer, entendre: « Profite du moment, peu importe qui il est avec les autres, il est avec toi maintenant  et demain de toute façon tu repartiras ».
Il me repéra très vite éloignée de la foule, et en un regard, une enjambée me reprit la main et la danse continua jusqu’au lendemain.

Chaque moment que nous passâmes seuls fut intense, d’une complicité évidente, et pour moi empreint d’émotions difficiles à démêler entre l’engouement et la peur, à l’image de l’homme qui me faisait face : mélange d’enthousiasme et de froideur, d’envie et de retenue.
J’avais l’impression qu’il voulait me convaincre de sauter à l’eau pour ensuite rester sur le rivage.

Sur le chemin du retour vers la gare, après ces deux jours, le maître en lui reprit la parole : il analysa les deux jours rationnellement, lista les points positifs, guettant vaguement mon approbation avant d’enchaîner, parla de raison garder, de ne pas s’emballer. Il fallait nous revoir vite, selon lui, mais nos agendas ne s’y prêtaient pas. Nous étions manifestement bien assortis mais il ne fallait en aucun cas nous emballer. Voici quel fut son discours, polissé et sans affect.

Je l’écoutai lister ses arguments avec raideur quand je n’étais qu’un magma d’émotions non maîtrisées.
Ces derniers moments passés avec lui, sans un mot de sa part sur  le manque à venir, sans un élan de tendresse au moment du départ, me laissèrent dépitée.
Je n’avais envie que de me poser dans le train et rêvasser longtemps adossée à la fenêtre. Reprendre ma vie, vite, partir ailleurs. Je crus quelques heures avoir justement trop rêvé et ne plus recevoir de signe de vie.

L’homme des moments seuls avec moi, des deux nuits, des deux jours, s’évapora au moment de la séparation. Aucune peur, aucune inquiétude, il redevenait juste l’homme sans émotion du premier jour.

Contre toute attente ses messages continuèrent, très réguliers, pour suivre mon quotidien autant que pour me faire partager le sien. Chacun entouré de nos proches pour plusieurs semaines, les échanges étaient compliqués.
Il était présent, constant, disait m’emmener dans ses voyages en en partageant les images avec moi. Après une semaine de ce rythme, il avait pris une place dans ce quotidien de vacances, il me semblait avoir la même place pour lui et je m’autorisai un message dont je réalise aujourd’hui la portée sur la suite : « Je me suis réveillée en réalisant que cela fait une semaine seulement que nous nous sommes rencontrés. Depuis Paris jusqu’à Milan, tu m’as emportée avec toi, au sens propre comme au sens figuré. Tu m’as prise par la main et maintenant je n’ai plus envie que tu la lâches…je t’embrasse…. encore….. »

La réponse se fit attendre et prit la forme d’un remerciement glacial, suivi d’une avalanche de photos. J’ai cessé d’énoncer autre chose que des faits et tout a continué. Il ne fallait pas ressentir trop fort ou, en tout cas, pas à voix haute. Message reçu.

Empêcher une femme qui écrit de poser des mots sur une relation, même naissante, c’est s’exposer au mieux à des questions, au pire à des inquiétudes. En homme qui ressent tout chez les autres, il ne fut pas long à comprendre, même sans entendre ma voix, que je le trouvais distant et que se posait la crainte potentielle d’un déséquilibre. Sans que je le demande, il m’expliqua qu’il digérait les moments passés ensemble, que la rencontre pour lui était marquante et la suite à distance risquait forcément d’avoir moins de goût.
Il fallait nous voir et pas seulement s’envoyer des messages, selon lui.  Je regardais un orage sur la mer et je rêvais de lui, je lui disais et là il devenait blizzard. Il écrivait dans le même message : « tu projettes trop de choses dans notre histoire » et « j’ai hâte de te retrouver ».

Il remettait mon cœur en état de marche et le sien ne semblait n’avoir qu’un battement sur deux. Il faisait des projets pour nous mais disait ne pas savoir comment évoluer à mes côtés. Le chaud le partageait au froid. Je vivais mes vacances comme sur le bas côté. Je n’étais ni avec lui ni avec les autres.

Au fil des jours, nous échangeâmes de jolis mots, finalement un équilibre se fit, j’acceptais ses hésitations, il acceptait mes élans, les encourageait. J’avais, selon lui, le pied autant sur le frein que sur l’accélérateur et nul ne pouvait savoir l’allure que je donnerais à l’histoire.  Il préférait l’accélérateur. Je n’étais pas assez rassurée pour lâcher le frein.

Et puis il y eut mes messages du milieu de la nuit :
Quand je ne dors pas, parfois, je pense à toi et j’écris… C’est quand ta voix se tait que je ne peux pas dormir, quand l’écho de tes mots tourne dans ma tête, ce n’est ni sérieux, ni grave, c’est “marquant”, comme tu le dis. Je n’ai jamais su qu’une rencontre pouvait être importante dès le début. Je n’ai pas vu venir les histoires avant de les avoir vécues et presque terminées. Mais toi je te regarde, je ne veux rien rater, rien gâcher. Je t’écoute et je crois te faire peur, sans savoir comment l’empêcher. Je ne jouerai pas à être une autre, qui ne ressentirait rien, qui vivrait les émotions à moitié. Je n’aime pas la tiédeur, j’aime ton incandescence.
Je te “tombe dessus”, et tu n’es pas sur de savoir quoi faire de tout ça. Je n’ai pas la réponse, je voudrais juste être là quand tu la trouveras.
De mon coté, je n’ai que des envies, aucune certitude. Tu es dans toutes mes envies: de découverte, de plaisir , de curiosité, d’être ensemble.

J’ai peur de te faire peur, autant que de toi. Mais j’y vais quand même. Tu m’avais dit de me jeter à l’eau et de ne pas y aller à reculons. Je l’ai fait et je continue. Tant qu’il y aura ta main pour me guider, ta voix pour me rassurer et l’envie de toi pour m’emporter.

Il répondit « merci, on n’a jamais écrit sur moi » et on n’en parla plus. Relut-il mes mots plus tard ou au contraire essaya-t-il de les oublier ? Je ne le sus pas. Depuis ce jour où, après une semaine de messages sans se parler, nous nous sommes promis de ne plus laisser tant de temps sans nos voix, nous avons tenu parole. Qu’elle que fut la distance, les circonstances. Il n’y eut plus un matin sans sa voix, un réveil sans un mot de lui, jusqu’au dernier jour.
Il créait des moments uniques, empreints de sa seule folie, que je suivais avec bonheur. Celui où il me dit qu’il viendrait me rejoindre juste pour une nuit, alors qu’encore une semaine séparait nos retrouvailles. 800 kilomètres pour passer une soirée et une nuit avec moi. Mais ce n’était pas de l’amour, il ne fallait pas s’y méprendre, c’était sa folie, ce souffle puissant qui vous emporte.

Je volais des photos de lui se glissant dans l’eau de la méditerranée  au petit matin après une nuit de retrouvailles, juste avant de nous séparer à nouveau quelques jours. Je restai sur la plage et je le regardai nager, je le trouvai beau et je me tue. Tout en lui m’intimait de me taire, il était là et c’était suffisant, il n’avait pas de mots d’amour pour moi, je ne devais pas en avoir non plus. Il fallait vivre, fort et vite, c’est tout.

Il était sur une route en Bretagne quand il me téléphona :Tu connais Cancale ? Le Mont Saint-Michel?
-Non je ne connais pas.
– Il faut que  tu voies
– Oui, on ira un jour ensemble si tu veux….
– Tu fais quoi le week end du 3 ?
– Je ne sais pas
– Et bien on va aller voir le Mont Saint-Michel

Pas de questions, pas de proposition. Le surlendemain, tout était prévu, les billets de train, l’hôtel, les horaires, les itinéraires.
J’ai vu, le jour dit, Cancale sous le soleil, mangé des huitres sur la plage, passé la nuit dans le Mont Saint-Michel, des heures dans ses bras à regarder l’eau monter depuis les fenêtres de notre chambre et je n’ai pas oublié une seconde de ces jours-là. Il a conduit de Saint Malo à Cancale, du Mont Saint-Michel à Brest, en traversant la forêt de Brocéliande. Il choisit la musique, Gainsbourg et Delpech accompagnèrent le voyage et comme chante Polnareff : « chaque fois que je l’entends, le passé me sourit ».

De mon siège passager, j’ai photographié son avant bras et sa main posée sur le levier de vitesses,  dans un rare moment où sa main avait lâché la mienne. Pour immortaliser les tâches de rousseur sur la peau encore dorée du soleil des vacances, le poignet et ses deux bracelets d’adolescent, les longues mains dont je connais la douceur. C’est une photo volée d’un détail de lui que personne ne reconnaîtrait mais qui raconte pour moi un moment de l’histoire. Là où je ne pouvais pas poser de mots, je prenais des photos. Comme je le photographiais parfois de dos sur la plage ou dans la rue, juste pour la mémoire de sa carrure, de son allure.

Il disait : « on se fabrique des souvenirs ».  De chaque moment passé ensemble il m’offrait un souvenir : une carte postale d’un lieu visité, un livre d’une exposition, une photo de nous, ou de moi, jamais de lui.
C’est un homme qui vous manque parce que lorsqu’il est là, il prend tout la place. Le voir entrer dans une pièce, c’était éclipser tout ce qui peut s’y trouver. Sa voix plusieurs fois par jour, pour un oui ou pour un non, pour me redire bonjour, pour passer 5 minutes ou 3 heures à parler, de lui mais avec moi, et sentir le privilège, la richesse de ces échanges. Je mettais toute ma vie sur pause pour ces moments-là. Et un jour, je sus que je ne saurais plus comment la reprendre.

L’enthousiasme des débuts porte une poésie que ne devraient pas ternir les désillusions de la suite.
Il n’écrivit qu’une seule fois que je lui manquais, malgré tous les moments passés loin de l’autre séparés dans les mois qui suivirent. Ce fut un 14 aout à 23h03. Je ne savais pas à ce moment-là qu’il n’y en aurait pas d’autres.

Il y eut des retrouvailles sur des quais de gare, et chaque train aujourd’hui encore me rappelle ceux que j’attendais pour le voir apparaître : le pas rapide, sa silhouette reconnaissable entre mille, une tête au-dessus des autres voyageurs. Je guettais son regard, il me reconnaissait, s’approchait mais ne souriait pas,  m’ouvrait les bras, comme la première fois, présent, c’était tout.
Ce ne fut pas suffisant.

Il y eut des séparations au petit matin, des centaines de messages, d’appels manqués, des projets de voyages et l’impossibilité pour lui de mélanger nos univers. Le monde devait tourner autour de lui, il s’intéressait mais n’entrait dans aucun autre univers. Je ne pu pas l’atteindre, lui seul vient s’il le décide. Peur qu’une seule vie n’étanche pas sa soif, l’amour d’une seule femme ne pouvait suffire à un homme pareil, ou alors pas longtemps. Je restai sur le bord du chemin, avide de l’appétit qu’il m’avait donné mais ne pouvait pas partager.
Il aurait fallu l’attendre, tenir encore, ne pas se laisser aller à ton enthousiasme, ne pas prendre l’enivrement de sa compagnie pour un sentiment, comprendre qu’il fallait le suivre et jamais le devancer. Je ne pouvais qu’écrire sans lui dire, exprimer les manques en silence.

Fatalement, il y eut des nuits sans sommeil, des déceptions, des femmes que je fis semblant de ne pas voir, une place qu’il ne me donna pas et les mots que je ne pus retenir. Je les posai dans son téléphone, un jour d’automne.

Il y a ce que je ne sais pas dire au téléphone et qui ne sort pas non plus comme je le voudrais face à toi. En me réveillant d’un cauchemar à 5h, chercher instinctivement tes bras, ne pas les trouver mais rester avec l’idée de toi sans pouvoir me rendormir. Avoir envie de te faire plaisir pour une dernière soirée avant longtemps mais ne pas savoir comment, à part me caler dans tes pas, sans faire de vague, juste essayer de suivre un frémissement d’envie.
Ne rien proposer, la peur de décevoir autant que d’être déçue sans doute. Guetter un enthousiasme qui n’est en fait que le mien.
Partir comme toi dans la journée comme dans une course et puiser l’énergie dans ce que les autres attendent de moi, là où je crois que je réussis, là où je n’ai pas peur en tout cas. Garder tes messages vocaux qui disent “j’ai une pensée pour toi” et les réécouter quand tu me manqueras mais que je ne le dirai pas.
S’accrocher à ça plutôt qu’à ce qui n’est pas, prendre ce qui est là et ne pas trop donner, garder en tête la proportion pour ne pas me laisser emporter par mes émotions.
Être à tes côtés c’est tout ça et tant d’autres choses que je ne dirai pas.
On dirait une chanson: “au bout du téléphone il y a votre voix, et il y a les mots que je ne dirai pas…
Ça, je sais que tu connais, et tu comprends peut-être.

Qui eut le plus peur de nous deux ? Moi de l’abandon qui ne manquerait de venir ou lui de me blesser, encore plus ? Il fallut arrêter avant de tomber. Je me sentis trébucher, je risquai la chute et tomber amoureuse de lui, c’était plonger dans un puits où il ne me rejoindrait jamais.
Je m’étais nourrie de sa présence, de ses gestes d’affections, qui n’avaient pas été des sentiments, juste une posture.

Nous n’avons pas su nous dire au revoir, à peine essayé. Le tourbillon de la vie nous reprit chacun. Il partit vers d’autres conquêtes, de femmes et de pouvoir.  Je continuai de chercher le regard sur moi qui me donnerait envie d’appuyer enfin sur l’accélérateur.
Le temps fit son devoir, me permit de ternir juste assez la belle image du personnage pour la laisser disparaître. Derrière ce rôle de conquérant superbe se cachait un homme, pas tout-à-fait comme les autres mais assurément faillible. Derrière la façade, il y avait un inconstant, dangereux pour qui s’en approchait de trop près.

Sans l’avoir effacé de ma mémoire, il me sembla plus facile de le garder à une distance aimable que de le détester. Nous avions encore certainement des choses à nous apporter et pas assez de rancœur pour faire taire l’envie.
Je le  retrouvai plusieurs semaines plus tard, la distance et le silence ayant accompli leur œuvre.

Défaite de ma peur d’entrer dans la cage du lion, j’avais puisé ma confiance pour l’affronter dans les yeux d’un autre. Sans plus ce besoin de l’atteindre, de le faire taire, il me semblait que je n’avais plus à le craindre.
Je n’étais plus la même, sans appréhension, et sans plus rien à perdre. J’imaginais qu’il m’apparaîtrait sûr de lui et arrogant dans mon œil désormais lucide, sans aucune trace de l’affection qu’il avait parfois su montrer et qui avant l’excusait.

Les quelques échanges nécessaires pour nous fixer rendez vous me firent craindre que nous n’ayons perdu la facilité à échanger sans l’intimité qui avait toujours fait fondre la glace dont il s’entourait si souvent. Mais il y eut sa voix dans un message entre deux appels manqués et la chaleur si familière fit s’envoler mes craintes. Nous n’étions pas encore deux étrangers l’un pour l’autre.

En marchant vers le rendez-vous, je repensai à la première fois. Je n’avais plus peur. Nouveau chapitre, l’histoire était derrière nous, qu’en resterait-t-il ?  A l’heure dite, c’est lui qui m’attendait au coin de la rue et m’aperçut.

A l’instant même où nous nous sommes assis dans ce restaurant aussi froid que cette soirée d’hiver, la nuit se mit à sourire. Il y a des évidences qui font parler la tendresse qu’on dissimule, qui donnent confiance, malgré les blessures. La complicité particulière persistait, la facilité à se comprendre sans parler de rien parce qu’il connaît toutes mes blessures et que je devinais encore ce que cachait son arrogance de façade. La pudeur de ses silences, mes mots pour finir ses phrases, l’envie qui embrase l’un puis l’autre : tout était là.
Il eut cette phrase au moment de nous quitter: « Je te regarde, rien ne change et je ne sais pas quoi en faire ».
Pourtant, j’avais changé et lui n’était plus juste un personnage. J’avais cru qu’il ne nous avait pas donné notre chance, je compris que les émotions qu’il savait si bien saisir chez moi étaient précisément celles auxquelles il n’avait pas accès pour lui-même. Sans empathie, le charisme n’est rien.
Il avait essayé de se nourrir des émois qu’il provoquait mais ne ressentait pas. Je m’étais consumée devant un glacier que rien ne ferait fondre.

C’était un homme pressé que rien n’arrête, une bourrasque de vent qui avait apporté ses illusions de possibles, son goût de vivre plus fort et un peu de son envie d’y croire. Je n’ai été qu’un parfum qui s’est évaporé quand j’ai quitté son sillage.

De son passage, je garde une trace invisible, une empreinte qui me fait entendre l’écho de sa voix dans certains silences.

 

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