Je ne sais pas pourquoi je m’attarde sur le quai au lieu de monter dans le train. Je n’attends personne, pourtant j’ai envie de rester là, quelques instants encore. Mon gobelet de café à la main, je regarde distraitement les passagers qui affluent, anonymes. Puis une image se fige, juste une silhouette dans la foule, la tienne.
Je reconnais ton allure avant de voir ton visage. Cette petite crispation dans la poitrine, ce qui me gêne soudain quand j’inspire, ce souffle qui s’accélère. Une sensation oubliée. Te voir marcher vers moi.
Je ne m’attendais pas à toi, je ne pensais pas que tu puisses être dans cette ville, où tu ne vis pas. Trop de temps sans nous voir, trop de choses que nous ne savons plus l’un sur l’autre pour connaitre nos vies et encore moins les trains qui nous y emmènent.
Ce n’est pas la surprise qui me saisit, c’est ta présence, si proche. Il faudrait que j’avance vers toi, pour te sourire peut-être, comme je le ferais pour saluer par convenance quiconque a partagé ma vie un peu plus qu’un instant. Tu es de ceux-là. Mais je reste immobile. J’attends que tu lèves les yeux vers moi, ou que tu sentes les miens sur toi.
Je te vois et je voudrais que tu me regardes.
Dans notre histoire aussi, je voulais que tu me regardes. Au fond je n’ai jamais rien voulu d’autre, qu’exister à tes yeux, aussi fort que tu existais pour moi. Je m’agitais pour susciter ton intérêt, je guettais ton approbation, je me réjouissais de tout signe d’affection. Je t’observais pour mieux te plaire, essayant de me mettre dans tes pas, au lieu de t’aimer tout simplement. J’attendais, comme maintenant.
Sur ce quai de gare cet après-midi, des mois de silence plus tard, je suis devant toi, et tu ne me vois pas. J’attends immobile, pendant que tu avances. Encore quelques pas. Toujours cette démarche à grandes enjambées que j’avais du mal à suivre. Je te détaille, cherchant ce qui a changé mais reconnaissant tout : cette veste de pluie que tu ne quittes pas de l’hiver, les mains toujours sans gants malgré le froid, ton bagage bleu, que j’ai si souvent vu dans l’entrée, dans les chambres d’hôtels, toujours entre deux départs.
Alors c’est le plaisir des souvenirs qui reviennent. Des images de nous qui me font sourire, en attendant que ton regard ne se lève pour me reconnaitre. Je me réjouis déjà de tes bras ouverts devant l’heureuse surprise. Il suffirait que je fasse un pas, ce serait comme sortir de l’ombre.
Mais à quelques mètres, des gens t’interpellent sur le quai, tu t’arrêtes. Je reste quelques secondes, figée, sans cesser de te fixer mais muette, et je me sens disparaitre. A ton attitude j’imagine des liens de travail pour des retrouvailles polies.
Je ne vais pas interrompre cette discussion, imposer ma présence. Je n’ai jamais su. Pas assez envie, dirais-tu. Trop sage plutôt. Je pense que tu m’as vue mais que tu n’as pas voulu venir à moi. Je pense que c’est mieux comme ça, qu’on se verra dans le train, ou pas. Retrouver mon souffle d’abord, m’éloigner par réflexe. Tant pis pour la joie.
Je passe tout près de toi, je frôle ton dos quand on me bouscule avant de monter sur le marchepied.
Je m’assois et par la vitre je vois tes mains allumer la cigarette de la femme face à toi, je n’ai pu que deviner ton sourire de profil, tu ne t’es pas retourné.
Quelques heures de train plus tard, avant de descendre à la prochaine gare, je regrette ces mots ce que je n’ai pas pu te dire.
Tous les soirs où je me suis endormie avec l’envie de t’écrire et les matins victorieux de ne pas l’avoir fait. Avoir laissé le temps faire, jusqu’à cette impression d’avancer soudain à pas de géant, sans plus rien attendre.
Et tout à l’heure encore, quelques minutes silencieuses, où nous nous sommes croisés sans qu’aucun de nous ne s’arrête.
Je ne saurai jamais si tu m’as reconnue sur ce quai de gare, et si je t’écris que j’étais là, à quelques mètres et que je ne suis pas venue te parler, tu ne comprendras pas pourquoi.
Pas plus que je ne sais pourquoi je l’écris maintenant, avant que la journée ne s’achève et que demain n’efface ces instants.
Je t’ai regardé parler à ces inconnus, mais je n’ai pas entendu ta voix. Je suis sûre que tu leur souriais. Maintenant j’ai envie de prendre mon téléphone pour entendre à nouveau ta voix qui me sourit. En te regardant, debout sur ce quai, j’ai senti combien j’aurais aimé que tes bras m’enserrent, pour me dire « tout ira bien », et pouvoir continuer ma route sans toi.
Je sais maintenant combien tu m’as manqué, et ce que j’ai refusé d’admettre ; ce que je n’aurais dit qu’à toi et que j’ai dû taire.
Je descends à la prochaine gare, et tu ne seras pas sur le quai. Je n’enverrai pas cette lettre dans laquelle un autre se reconnaitra. Puisqu’il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous. Paul Eluard avait raison. Et nous n’avions pas rendez-vous aujourd’hui.
Fais bon voyage.
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