Une histoire qui n’est pas la nôtre

Une histoire qui n’est pas la nôtre

Une histoire qui n’est pas la nôtre 828 1029 Sophie Pialet

Je vais te raconter une histoire qui n’est pas la nôtre.

Si tu la lis aujourd’hui c’est que tu n’y es pas totalement étranger, comme tout ce que j’ai vécu depuis que je t’ai rencontré.
Avec les années tu es devenu mon secret autant que celui qui les écoute, tantôt un fantôme qui n’en finit pas de me hanter, tantôt celui qui n’a jamais été aussi présent que depuis que nous nous sommes quittés.

C’est ainsi que je me promène dans cette vie désormais, à toujours envisager les choses à travers ton regard ou l’idée que je m’en fais. J’imagine ce que tu retiendrais de tout ce qui passe devant mes yeux : que ce soit un paysage, une photo ou un homme.
Que penserais-tu de Max ? Remarquerais-tu à quel point vous vous ressemblez ?
Je l’ai connu avant toi, mais ce n’est qu’en le revoyant il y a quelques jours que cela m’est apparu.

Nous nous étions quittés 5 ans plus tôt sur une plage à l’autre bout du monde. Nous étions restés les derniers, la nuit était tombée, les autres partis. Une semaine passée quasiment sans nous adresser la parole et il avait fallu le dernier soir et qu’il soit (presque) trop tard pour nous découvrir.

J’avais noté son agitation, sa difficulté à fixer sa réflexion, comme si ses pensées l’emmenaient toujours ailleurs. Jusqu’au moment où son regard nerveux s’était posé sur moi, avec une curiosité brute. Alors j’avais eu l’impression d’être vue et pas seulement regardée. Il avait le regard profond de celui qui comprend de vous en un instant ce que vous pensez si bien dissimuler.
Comme toi quand tu me regardais.

Je l’avais trouvé fragile derrière son assurance, la vie lui avait assené des coups que les succès ne semblaient pas avoir adoucis. Pas très sociable, il n’aimait pas le groupe. Il s’intéressait à tout, mais préférait rester à distance.
Je ne savais pas s’il était solitaire ou juste sauvage.

Vous avez la même taille, le même âge, la même peau, claire, presque blonde, qui prend trop le soleil et se couvre de taches de rousseur en été.
Je sens poindre ta jalousie à peine assumée en me lisant. Non, je ne connais pas sa peau comme je connais la tienne. Je n’ai pas le souvenir de son parfum et il ne connait pas le mien comme tu le connais.

Nous nous sommes manqués à l’époque. L’intimité du moment était restée suspendue. Aucun de nous n’avait fait le pas. Max avait surement une femme dans sa vie, je n’ai pas cherché à le savoir. J’aurais aimé le revoir ailleurs, j’ai proposé, il a accepté mais cela n’a pas eu lieu. Il ne restait jamais longtemps au même endroit, je n’avais pas la patience d’attendre un signe.

Et puis le temps a passé. Je t’ai rencontré, puis perdu. Et si toi et moi avons raté quelque chose au moins ce n’est pas d’être passés à côté l’un de l’autre. Je ne l’avais pas revu. Nous avions échangé quelques messages polis de temps en temps, puis plus rien.
Jusqu’à vendredi dernier, sous le soleil, devant l’église où se mariait ses amis, qui étaient devenus les miens depuis.

J’ai reconnu Max, la mine renfrognée et la cigarette au bec au milieu de la foule. Puis les mariés l’ont aperçu, l’ont pris dans leurs bras. Ce que son sourire ne disait pas était dans les mots qu’il leur glissa à l’oreille. C’était pour eux qu’il était là, fidèle, absolu.

Parmi la centaine d’invités il était le seul à ne pas être habillé intégralement en blanc, c’est ce qui m’a fait sourire en premier, avant même de lui parler. Toujours à n’en faire qu’à sa tête. « C’est Max, il est comme ça », voici ce que tout le monde dit de lui, on lui pardonne tout. Comme toi.

Il avait l’air aussi surpris d’être là que ses amis de le voir. Max n’aime pas les grandes fêtes, encore moins les mariages et les règles de bienséance qui vont avec. Il s’était décidé le matin même à rejoindre le sud pour être là, et semblait déjà vouloir repartir.
Je me suis approchée pour le saluer, pas certaine qu’il me reconnaisse. Je me trompais. Je le trouvai moins sombre que dans mon souvenir, comme délesté d’un poids. Il n’en était pas devenu plus frivole, il ne bavardait pas. Quand Max demande « comment vas-tu ? », c’est rarement une question par politesse.
Quand il parle de ce qu’il aime, de ce qui l’anime, il devient aussi intense que toi. Quand il se lasse, il part, dans la minute.

Ce vendredi j’étais accompagnée, lui pas. Je ne doutais pas cependant qu’une femme l’attende quelque part.
Max ne prêta pas attention à l’homme qui me prenait le bras en quittant l’église, ce n’est que le soir que les présentations eurent lieu. Max lui jeta un regard puis en guise de poignée de main lança : « Ça ne fait pas longtemps que vous êtes ensemble ». Ce n’était pas une question, plutôt une insolence. A moi, en aparté un peu plus tard, il ajoutera : « Ça ne durera pas, tu le sais ». J’aurais pu me vexer, prendre son aplomb pour de l’impolitesse mais je savais qu’il aurait bientôt raison. Il me connaissait moins bien que nombre de personnes présentes ce soir-là, mais à la différence des autres, ce n’est pas l’homme à mon bras qu’il avait regardé, c’est moi, et il avait vu dans mes yeux qu’il manquait l’essentiel. Ce n’était pas de l’arrogance, c’était Max, intuitif mais sans filtre.

Nous nous sommes retrouvés seuls à plusieurs reprises durant le dîner qui suivit, quelques instants volés à l’écart de la fête, des autres, des sourires et du bruit. Plus complices que témoins du spectacle, un peu moqueurs mais unis dans la même confidence.

Au cours de ces moments, il me parla de son envie de changer de vie, de ses plans pour y parvenir, il me dessina ses projets, mit les miens en parallèle, je ne pouvais m’empêcher d’y voir une question, la possibilité d’une adéquation. Il eut des phrases que je n’avais entendues que dans ta bouche, sur la solitude, la volonté de s’isoler, avec qui partager sa vie ou pas. La seule différence entre ses mots et les tiens : je ne le connaissais pas assez pour savoir s’il mentait, à lui-même ou aux autres. Pour toi, je le sais. Pour lui, je trouvais encore cela séduisant.

Sa complexité m’était familière. Dans mon souvenir de Max il y avait une instabilité que j’avais retrouvée chez toi et tant subie qu’elle avait fini par nous détruire. Chez lui désormais elle semblait avoir disparue, et il ne lui restait plus que le désir de se poser, sans savoir où, ni avec qui. Le simple fait de me le confier était un privilège.

Tu avais aussi ce talent de créer l’illusion de l’exclusivité, ta séduction était de faire de chacune, l’unique, celle qui semblait te comprendre, comme tu les charmais en leur faisant croire que tu les comprenais, et c’était même parfois vrai. Mais comprendre n’est pas aimer.
Imagine-toi un homme avec le même talent, mais sans les mensonges ; avec ton charme venimeux mais dont on ne pourrait pas douter de la sincérité.

Sa façon de me dévisager en m’écoutant me déstabilisait, m’empêchait de trouver la répartie qui aurait pu faire basculer la discussion. Il y eut ces quelques secondes de silence où il aurait suffi d’un geste, qui ne vint pas.
Alors, nous avons rejoint la fête, notre table, placé chacun à une extrémité, l’homme qui m’y attendait, les amis qui ne voyaient pas ce qui était en train de se passer.

Sa présence, notre proximité, nos échanges même silencieux me donnaient envie de quitter la fête, avec lui.
Il y avait un vertige à l’idée qu’il pourrait me tendre la main et que je la prendrais sans hésiter, en abandonnant sur le champ un homme, nos projets immédiats, un avenir possible mais sage contre une aventure peut-être sans lendemain mais sans regret.

Max buvait un peu trop, sans jamais perdre le contrôle. Je reconnaissais tes excès dans les siens, cette envie de jouir de l’instant à tout prix, de s’oublier autant que possible.

Il essayait de convaincre le DJ de passer une autre musique sans y parvenir, nous pleurions de rire à chaque nouveau titre démodé et à d’autres moments nous dansions comme des gosses. Je chantais, il inventait des pas de danse. Perdus au milieu des invités, nous nous cherchions du regard mais restions à distance.

Mon cavalier ne laissait pas sa place. Max papillonnait entre les femmes qui l’entouraient.
Je le vis s’approcher de l’une d’entre elles. Il lui ôta son long collier, et joua avec elle un moment, faisant glisser le collier sur ses hanches pour la faire danser. Après quelques instants, lassé, il passa près de moi en quittant la piste et me glissa à l’oreille : « Assez joué pour ce soir ».

En le regardant faire, j’imaginais votre rencontre, deux ouragans ne feraient pas bon ménage. Vous avez la même énergie. Vous en épuisez beaucoup autour de vous, l’âge ne semblant vous calmer qu’en surface.

Il était tard, le diner touchait à sa fin, la musique se faisait plus douce. Les invités commencèrent à partir, les couples de notre table se levèrent en même temps, les messieurs partant chercher les voitures, les dames les rejoignant en ordre dispersé.
Seul Max semblait avoir disparu.

Je pris seule le chemin sous les grands chênes, pour rejoindre celui qui m’attendait un peu plus loin. Je sentis des pas derrière moi, me retournai et fis face à Max.
Après s’être soucié de l’absence de mon cavalier, il me glissa dans un sourire : « Il a bien fait de te laisser seule, je ne t’ai pas dit au revoir ». Et sous les arbres, à l’écart des lumières de la fête, Max me prit dans ses bras. Il me garda ainsi contre lui quelques secondes, ma tête contre son épaule et la sienne dans mes cheveux. Puis il desserra son étreinte et d’un mouvement de la main approcha mon visage du sien. Il resta un instant à me regarder, sans faire un geste, attendant que je fasse le suivant.

C’est à cette seconde que me vint une sensation que je ne pensais liée qu’à toi, et presque oubliée. Quand tu déclenchais en un regard un désir inconnu qui me bouleversait plus encore que le plaisir qui pouvait le suivre. J’avais toujours cédé à ce regard-là, depuis le premier jour. Ce qui te faisait dire que j’avais fait le premier pas quand je n’avais eu l’impression que de suivre le tien.

Cette fois ce n’était enfin plus toi devant mes yeux ; finie la peur de céder à l’urgence de ce désir-là, d’anticiper la suite : tes départs, le silence qui nous brise, la course pour te fuir, le manque qui me rattrape, et l’histoire qui n’en finit pas de recommencer.

Si Max est un danger, comme tu l’étais, je ne le sais pas encore. En revanche, je connais cette sensation d’exister plus fort en sa présence, je n’avais fait que la retrouver avec toi. Pas l’inverse.
Soudain la mémoire m’est revenue de cette appréhension mêlée d’envie de sauter dans le vide, mon corps connait cette faim insatiable, cet homme solaire, qui m’attire autant qu’il m’inquiète. J’avais enfoui tout cela et tu l’avais fait ressurgir, tu ne l’as pas créé comme je l’ai cru.

Max essaya de lire sur mon visage ce qui me paralysait, malgré ce qu’il sentait de mon corps contre lui, de la chaleur de ma nuque contre ses doigts, de mes mains qui n’avaient pas lâché ses épaules. Je ne trouvai pas les mots ni les gestes à ce moment-là.
Ses lèvres s’approchèrent des miennes, mais déposèrent seulement un baiser sur ma joue, puis sur le coin de ma bouche. En ôtant doucement sa main de ma joue il murmura : « Vas-y, on t’attend ».

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Tu me dirais surement que tout cela n’est rien, et qu’une soirée d’été avec un presque inconnu ne suffira jamais à effacer les années incandescentes que nous avons traversées. Tu dirais aussi qu’à sa place tu ne m’aurais pas laissée partir, mais nous savons tous les deux que tu ne m’aurais pas gardée vraiment non plus.

J’ai fait taire mes peurs, défait les liens qui me retenaient encore ailleurs et je t’écris depuis un train qui m’emmène rejoindre Max. Cette fois, nous ne manquerons pas le rendez-vous.

Je pars vivre une histoire qui n’est pas la nôtre mais qui aurait pu l’être.

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